18/10/2016 — 15/01/2017

Résistances numériques

Archives d’une révolution

Depuis 2011, nous sommes les témoins d’un spectacle médiatique récurrent et planétaire. Des rassemblements de protestation massifs surgissent soudainement dans l’espace public, accompagnés d’une avalanche de médias autoproduits (tweets, vidéos, posts sur Facebook, blogs) diffusés essentiellement via Internet. Ces mouvements citoyens, saisis sur le vif, sont marqués par la présence massive et sans précédent du smartphone, dans les mains de milliers de manifestants soucieux de témoigner. Ils permettent la multiplication de perspectives singulières, capturées, archivées et remixées, pour être distribuées en quasi temps réel via les réseaux sociaux, les plates-formes d’images, les blogs et forums. Paradoxalement, tous ces matériaux sont d’une grande volatilité. D’où ces démarches individuelles d’artistes ou de chercheurs qui constituent des archives pour tenter de préserver la mémoire de ces mouvements.

Gezi Park, Turquie (2013)

Image Archive of Gezi park Protests, est une sélection de matériaux visuels d’une archive compilée durant les mouvements qui ont eu lieu en Turquie en 2013, présentée dans le cadre de la biennale de Berlin 2016.

L’artiste Sencer Vardarman, installé à Berlin, s’est mis dans la posture d’un « Internet street photographer », prenant des captures d’écran de documents trouvés en ligne. L’objectif principal de cette sélection est de « présenter des méthodes créatives de protestation », comme le Standing Man, la Woman in red, le ramassage collectif d’ordures, les marches arc-en-ciel ou la « Earth table », pique-nique géant dans les rues, assorties d’informations statistiques sur le déroulement des manifestations et leurs participants.

« Presque aucun des liens que j’ai stockés à l’époque ne sont encore actifs », écrit l’artiste qui en déduit qu’en raison des procès qui ont lieu dans la foulée des manifestations, ils ont été retirés pour garder le secret ou dissimuler les identités des participants. L’archive intégrale compte plus de 10 000 images et vidéos.


Image Archive of Gezi park Protests de Sencer Vardarman

Place Tahrir (2011)

« La place Tahrir a été le lieu d’événements parmi les plus documentés et disséminés en ligne de l’histoire moderne, où les réseaux sociaux ont joué un rôle déterminant. C’est devenu l’archétype d’un phénomène global qui a marqué le début du XXIe siècle. Filmer cette expérience de l’événement politique était un acte de défiance contre le blackout imposé aux médias par les régimes autocratiques au pouvoir », écrit Lara Baladi.

Née au Liban en 1969, installée au Caire depuis 1997, la photographe et artiste multidisciplinaire Lara Baladi a co-fondé durant la révolution égyptienne Tahrir Cinema et Radio Tahrir, la première radio égyptienne en ligne libre. Baladi a commencé à collecter à la fois ce qui se passait sur place (fragments audios, vidéos youtube, visuels, graffitis, slogans et articles), tout en amassant en parallèle des matériaux qui entraient en résonance avec les événements (films historiques, discours philosophiques, cartoons interdits, satire politique). Elle en a fait une archive « Vox Populi. Archiving a Revolution in the Digital Age » dont ont découlé plusieurs projets artistiques, des publications et un portail permettant d’accéder aux archives de la révolution de 2011.


Projet de Timeline interactive de Lara Baladi



Speak2Tweet de Heba Y. Amin

Le 27 janvier 2011, en quelques heures, les autorités égyptiennes sont parvenues à couper l’accès à l’ensemble du réseau Internet, confrontées à une contestation sans précédent. Mais les Égyptiens ont pu continuer à faire entendre leurs voix via la plate-forme Speak2Tweet, développée dans l’urgence par un groupe de programmateurs chez Google et Twitter. Les utilisateurs pouvaient téléphoner à différents numéros de téléphone internationaux et laisser un message vocal. Le service retweetait instantanément le message avec le hashtag #Egypt, sans nécessiter une connexion Internet.

Cette sorte de répondeur téléphonique permettait aux citoyens de parler anonymement et d’exprimer leur mécontentement. Avec pour résultat « des milliers de messages profonds d’Égyptiens enregistrant leurs émotions par téléphone, archive unique de la mémoire collective », selon l’artiste égyptienne Heba Y. Amin. Alors que les voix disparaissent dans les profondeurs du cyberespace, elle en a fait une collection de vidéos expérimentales, connectant ces histoires singulières au territoire physique et les juxtaposant avec des immeubles abandonnés, représentant les effets concrets de la corruption du régime dictatorial.

MAIDAN (2014)

The Exceptional & The Everyday (2014) est un projet de recherche sur l’utilisation d’Instagram, la plateforme de partage d’images, durant le soulèvement social en février 2014, à Kiev en Ukraine, surnommé Euromaidan.

Les chercheurs Lev Manovich , Mehrdad Yazdani, Alise Tifentale et Jay Chow ont collecté les images publiques (plus de 13 000) partagées sur Instagram, prises autour de la place de l’Indépendance, le lieu central des manifestations et des confrontations avec les forces de l’ordre, s’intéressant à la manière dont cet événement est réfléchi dans les images partagées sur Instagram. La chercheuse Alise Tifentale analyse plus précisément l’iconographie de cette révolution, sa grammaire visuelle et les sujets ou motifs communs (barricades, fumée, foule, slogans…) d’un soulèvement urbain à travers le temps et l’espace.


The Exceptional & The Everyday

NUIT DEBOUT (2016- )


© La Furieuse Compagnie, 2016

À peine le mouvement Nuit Debout occupait-il la place de la République à Paris que des volontaires ont lancé une commission « mémoire commune » chargée de récolter tout ce qui est produit, les matériaux physiques comme numériques (compte-rendus d’AG, wikis, discussions diverses, productions de RadioDebout et TéléDebout), afin de « donner la vision la plus exhaustive possible de ce qui se passe réellement à Nuit Debout contre la vision parcellaire des médias qui se concentrent sur les AG ».

Cette archive est aussi, comme le souligne Rue89, « symptomatique d’un mouvement qui, de Periscope en live tweet en passant par les vidéos de violences policières et les articles des grands médias, se regarde exister en même temps qu’il se fait, se commente et s’analyse en même temps qu’il agit. »