18/10/2016 — 15/01/2017

Résistances numériques

Désobéissance civile électronique

Les débuts d’Internet semblaient annoncer l’avènement d’une place publique électronique, globale et connectée, promesse de plus de démocratie, de participation et de pouvoir pour la société civile. Mais cette utopie d’un espace autonome détaché des contingences du monde matériel et de ses lois, telle que revendiquée par John Perry Barlow dans sa « Déclaration d’indépendance du cyberespace » en 1996, qui échapperait par conséquent à la souveraineté des États et aux velléités de contrôle des nations, fera long feu.

Les artistes et hacktivistes ont très tôt investi le monde virtuel pour y exprimer leur désaccord politique, transposant et développant de nouvelles tactiques et outils de désobéissance civile en ligne. Leurs actions n’ont toutefois pas empêché les efforts continus des entreprises et de l’État pour faire de l’Internet un espace régulé et contrôlé. Internet, mué en supermarché planétaire et en infrastructure de contrôle, est lui-même devenu un objet de contestation. De nombreux actes de désobéissance civile numérique visent désormais à reconquérir le pouvoir sur l’information et les données confisquées par l’État ou les géants du web.

Critical Art Ensemble


Critical Art Ensemble, Digital Resistance : Explorations in Tactical Media, 2001

Alors que l’Internet est encore balbutiant, le collectif de médias tactiques américain Critical Art Ensemble (CAE) fondé en 1987, qui opère au croisement de l’art, de la technologie et de l’activisme politique, fut le premier à conceptualiser l’idée de « désobéissance civile électronique », conscient que le capitalisme dans un monde postindustriel était d’abord celui des flux.

« La résistance au pouvoir nomade se joue dans le cyberespace et non dans l’espace physique », écrit le CAE, dans son manifeste fondateur The Electronic Disturbance (1994). « Autrefois on affrontait l’autorité de la rue par les manifestations et sur les barricades ; aujourd’hui il faut affronter l’autorité de l’espace électronique par la perturbation électronique ». Pour le CAE, le blocage électronique peut causer un stress financier que le blocage physique ne permet pas et il peut être utilisé au-delà du niveau local.

Plutôt que de chercher à créer un mouvement de masse, les activistes du CAE envisageaient cette désobéissance civile électronique comme des interventions ponctuelles et disséminées dans les médias, sur le mode de la guérilla online, en perturbant les canaux d’information.

Netstrike : sit-ins virtuels

Des groupes d’activistes ont rapidement transféré les sit-ins des rues aux autoroutes de l’information. Si dans le monde physique, le sit-in consiste à bloquer de manière pacifique l’entrée d’un bâtiment afin d’en empêcher l’accès, dans cette nouvelle forme d’activisme en ligne, les protestataires occupent un site web dans l’intention de le ralentir ou de le bloquer. Le participant peut agir depuis sa maison, son lieu travail ou son université, contre un ennemi qui peut être à des centaines voire des milliers de kilomètres de là.

L’une des premières actions de ce genre remonte à 1995, avec l’annonce de tests nucléaires par la France sur l’atoll de Mururoa. Un groupe d’activistes italiens a organisé un « netstrike » contre les sites web du gouvernement français pour faire connaître leur opposition. Le 21 décembre 1995, dix sites web liés au gouvernement français ont été attaqués simultanément par des milliers d’utilisateurs qui de manière continue rechargeaient les pages, avec pour effet de rendre ces sites temporairement inutilisables.


Electronic Disturbance Theater : Floodnet

L’Electronic Disturbance Theater (EDT) , collectif de cyberactivistes, de théoriciens et d’artistes performeurs, fondé en 1997, par des transfuges du CAE vont automatiser le procédé. Pour protester contre la répression dont étaient victimes les zapatistes, groupe révolutionnaire insurgé basé au Chiapas qui luttait pour l’autonomie des populations indigènes, l’EDT a lancé en 1998 un logiciel, Floodnet, qui permettait de submerger de requêtes automatiques les sites web du gouvernement mexicain pour les rendre inaccessibles. Les participants étaient invités à se connecter à une page web spécifique qui hébergeait l’outil. Puis le programme allait automatiquement recharger la page web ciblée chaque poignée de secondes. Les actions étaient annoncées publiquement et planifiées à des horaires précises, diffusées via les listes de diffusion et forums. L’EDT a mené treize actions pro-zapatistes en 1998 à l’aide de Floodnet, ciblant des sites comme la Maison Blanche ou le Pentagone, le site du président mexicain ou encore la Bourse de Francfort. Malgré les 18 000 personnes impliquées, Floodnet ne parvenait que rarement à paralyser les sites visés, tout juste à les ralentir. Le but premier de ces actions était de sensibiliser à la cause des zapatistes, avec plus ou moins de succès, la presse s’intéressant davantage aux modes opératoires et à leurs organisateurs qualifiés de hackers voire de cyberterroristes, qu’aux questions sociales qui les motivaient.

Pour Ricardo Dominguez, l’un des fondateurs de l’Electronic Disturbance Theater, la désobéissance électronique civile n’est toutefois qu’un outil, l’objectif étant de parvenir à « aligner les data bodies (les corps de données) avec les vrais corps dans les rues » comme ce fut le cas lors du sommet de l’OMC à Seattle.


Extrait du documentaire The Hacktivists de Ian Walker (2001) - © DR

Les Electrohippies attaquent l'OMC

En 1999, l’Electronic Disturbance Theater rend public le code de Floodnet, permettant à d’autres groupes de l’utiliser et l’adapter. Fin novembre, les manifestations contre l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) à Seattle marquaient le début du mouvement antiglobalisation. Tandis que des milliers de gens se rassemblaient dans les rues pour empêcher la conférence de se tenir, les hacktivistes britanniques The Electrohippies, « collectif distribué » d’amateurs d’ordinateurs persuadés qu’Internet pouvait mobiliser les citoyens autour de causes communes, organisaient simultanément une attaque utilisant leur propre outil basé sur Floodnet, contre les serveurs de la conférence, action qui aurait mobilisée 450 000 personnes durant cinq jours, ralentissant sensiblement le site web de la conférence. Cette campagne s’est prolongée par un « bombardement d’e-mails » consistant à envoyer des documents et images non compressés à une liste d’adresses affiliées à l’OMC pour entraver leur communication interne.

Tous les activistes n’étaient pas d’accord sur la légitimité du sit-in virtuel qu’ils assimilaient à une forme de censure et encore moins lorsqu’il était mené à l’aide d’un logiciel. Dans un contexte de privatisation rampante d’Internet, cet activisme disruptif entre en conflit avec les droits des propriétaires.

Les Electrohippies estimaient quant à eux que ces sit-in s’accordaient avec les théories de la désobéissance civile, ils ne se cachaient pas, n’étaient pas anonymes et leurs actions étaient spécifiques et limitées en accord avec la liberté d’expression.


Archive du site des Electrohippies

ANONYMOUS : attaques DDoS

Plus d’une décennie plus tard, l’entité collective Anonymous a fait de ces méthodes d’obstruction un outil d’hacktivisme de masse, plus connu sous le nom d’attaques DDoS (par déni de service distribué).

Anonymous a débuté autour de la plate-forme de partage d’images 4chan en 2006, paradis des « trolls » avec ses forums anarchiques garantissant l’anonymat. Essaims temporaires d’individus organisés horizontalement, ils s’agrègent autour d’une action avant de se dissoudre, que ce soit pour semer la zizanie en ligne ou pour faire avancer une cause. En 2008, le mouvement prend un virage politique en lançant une campagne contre la Scientologie, puis en se mobilisant pour la liberté d’expression sur Internet et le libre accès aux informations. Ils ont notamment lancé des séries de campagnes en représailles contre les mesures de blocage des dons contre WikiLeaks, s’attaquant aux banques qui agissaient contre les intérêts de l’organisation (Operation Payback en 2010 contre plus d’une douzaine de sites dont Paypal, Visa, Mastercard). Dès le 2 janvier 2011, ils ont initié OpTunisia après que le gouvernement tunisien ait bloqué Wikileaks puis ont apporté leur aide active aux révolutions arabes.

Si ces attaques DDoS pouvaient se faire manuellement au début d’Internet, elles se sont automatisées à mesure que l’infrastructure du web se renforçait. Anonymous a poussé un cran plus loin l’idée d’activisme collaboratif et popularisé l’idée de « botnets » volontaires, un réseau de plusieurs centaines voire de centaines de milliers d’ordinateurs qui lancent automatiquement et en même temps une rafale de requêtes de service vers des sites ciblés jusqu’à le saturer et le paralyser. En utilisant le logiciel LOIC (Low Orbit Ion Cannon), les participants pouvaient connecter leur machine à un vaste réseau et allouer leurs ressources aux attaques DDoS. L’une des spécificités d’Anonymous est d’avoir réussi à recruter des volontaires bien au-delà d’un cercle d’initiés, grâce à leurs communiqués vidéo, images iconiques et comptes twitter, matériaux que la presse, en l’absence d’un porte-parole officiel, a largement diffusés.


Anonymous : Shared Identity in the era of a global networked Society dans le cadre du projet Curating Youtube de Robert Sakrowski (2011)