18/10/2016 — 15/01/2017

Résistances numériques

Espaces hybrides : quand le online se déverse offline

Le 17 décembre 2010 en Tunisie, Mohamed Bouazizi, un vendeur de rue de vingt-six ans, s’immole pour protester contre la confiscation de son étal de fruits. Ce geste va déclencher des manifestations massives entraînant le renversement du gouvernement autocratique de Ben Ali et dans la foulée le Printemps Arabe. En janvier 2011, des dizaines de milliers d’Égyptiens convergent vers la place Tahrir au Caire, pour protester contre le régime oppressif de Moubarak et y établissent un campement permanent. Les activistes espagnols anti-austérité du Mouvement 15-M qui réclament une démocratie participative, inspirés par le soulèvement de la place Tahrir, testent à Madrid leur tactique d’acampadas (campement) consistant à organiser des assemblées générales dans l’espace public, basées sur le consensus. Ces nouvelles formes de protestation collective vont elles-mêmes être reprises par Occupy Wall Street et répliquées globalement par une jeunesse hyperconnectée à travers les villes américaines et européennes.

Si Internet et les réseaux sociaux ont joué un rôle important dans l’organisation des contestations, l’une des grandes redécouvertes de ces dernières années a été l’acte de se réunir physiquement dans les rues et les squares. Cette vague des « mouvements des places » ne s’est pas arrêtée en 2011. Elle s’est poursuivie au Mexique, en Turquie, au Brésil, en Ukraine ou encore récemment à Paris avec Nuit Debout. Malgré des contextes différents et des problématiques variées, ils partagent certains points communs : la résonance de symboles, d’émotions et de valeurs (démocratie, dignité, justice sociale) et la circulation des répertoires d’action (l’occupation de places et les assemblées participantes).

Affect space


Mosa’ab Elshami, Prostestation durant un discours, Place Tahrir, 8 Avril 2011. © Mosa’ab Elshamy

Les motifs qui apparaissent dans ces rassemblements semblent remarquablement constants : mobilisations via Internet qui se déversent dans l’espace public, lui-même irrigué par les réseaux sans fil et les smartphones qui réinjectent aussitôt le vécu et l’« action de la rue » dans les réseaux. Les photos de rassemblements sont retransmises immédiatement pour appeler à rejoindre la manifestation, les images de presse appropriées et détournées pour rediffusion virale sur les réseaux…

Dans son essai « Affect Space, Witnessing the movement(s) of the Squares » (2015), le théoricien des médias, Eric Kluitenberg suggère que ces rassemblements de protestations procèdent d’un « nouvel ordre spatial techno-sensuel » qu’il appelle « Affect Space », constitué par l’entrelacement des technologies, des mobilisations poussées par l’affect et de l’espace public. « Le processus de la mobilisation affective à travers les canaux de communication en ligne a chargé les corps des spectateurs d’une intensité pour laquelle les environnements en ligne, désincarnés et basés sur des écrans, n’offraient pas de possibilité d’expression. Cette discrépance entre le corps chargé affectivement et l’environnement numérique anémique fut un facteur crucial pour pousser des milliers de citoyens au-delà des écrans, pour chercher à se connecter dans les rues et les places, les transformant de spectateurs désintéressés en participants actifs » écrit Kluitenberg.

La guerre des « mèmes » : #OCCUPYWALLSTREET

L’appel à occuper le quartier financier de New York fut à l’origine une initiative d’Adbusters, un magazine anticonsumériste et antipub, très aguerri dans ce genre de campagnes. Coordonné depuis le siège à Vancouver, l’appel à l’action est lancé par email le 13 juillet 2011, assorti d’instructions tactiques et d’un poster iconique d’une ballerine en équilibre sur le Taureau de Wall Street, la sculpture en bronze mascotte du pouvoir financier. La photographie galvanisante est inspirée d’une image du photographe conceptuel catalan Joan Fontcuberta, qui montre un combattant en équilibre sur le dos d’une mule en Afghanistan. Une image qui véhiculait une sorte de joie révolutionnaire, ludique et sans peur, selon Kalle Lasn, le fondateur d’Adbusters. Le message qui l’accompagne est simple : « #Occupywallstreet 17th september. Bring tent ».

5000 activistes s’y sont rendus le jour dit et 300 ont dormi dans Zucotti Park, décidés à n’en plus bouger. Ce « mème », autrement dit cette « idée contagieuse » s’est propagée en ligne de manière virale, échappant rapidement à ses créateurs et s’est déployée de ville en ville « d’une manière horizontale, open source, peer-to-peer propre à cette génération familière d’internet ». Micah White, l’un des instigateurs d’#Occupywallstreet dresse néanmoins un bilan mitigé de ces soulèvements massifs qui n’ont pas réussi à changer la société, dans son livre-manifeste The End of Protest (2016) qui invite à renouveler les formes de résistances.


Poster créé par Adbusters, juillet 2011

Hashtaguer les rues

Cette perméabilité entre le online et le offline se manifeste dans les hashtags qui ont fait leur apparition dans les rues. L’utilisation d’un # devant un mot est intimement lié au web. Un hashtag est un mot clé précédé d’un dièse que tout un chacun peut insérer dans le message qu’il écrit sur Twitter. Cette insertion du mot-clé va faire qu’automatiquement, le message apparaît aux yeux de ceux qui ont décidé de suivre ce hashtag, permettant de créer une grande conversation, par-delà l’espace et le temps.

#Tahrir, #Zuccotti, #Taksim, #Ferguson… ces hashtags marquent simultanément l’importance d’un lieu géographique spécifique où des corps sont en danger (d’être arrêtés, battus..) et dans lequel le corps devient une partie d’une foule politique qui réclame une forme plus directe de démocratie.

#blacklivesmatter

Le hashtag peut devenir un slogan, une déclaration politique, comme #blacklivesmatter. En 2013, après l’acquittement d’un vigile latino-américain qui avait tué en 2012 un jeune noir du nom de Trayvon Martin en Floride, une activiste afro-américaine de Los Angeles choquée par le verdict avait créé une page Facebook où elle écrit « BlacklivesMatter » (les vies noires comptent). Peu après, une amie de cette militante crée depuis Oakland un hashtag #blacklivesmatter sur Twitter, initiant une mobilisation qui continue aujourd’hui. Le travail que ces activistes engagent en ligne est profondément connecté à leur militantisme dans le monde réel. Ce mot-clé a fini par constituer un mouvement social qui comporte une vingtaine de sections aux États-Unis, porte des revendications, organise des manifestations et pèse dans l’opinion publique au point de pouvoir être crédité de quelques victoires politiques (en particulier la prise de conscience d’un racisme institutionnel encore très à l’œuvre dans la police).


#blacklivesmatter



© DR

#Duranadam, The standing man (juin 2013)

C’est lorsque les citoyens ont été empêchés de se rassembler dans le parc Gezi qu’est apparu le « mème » de l’« homme debout ». Juste avant le coucher du soleil, le 17 juin 2013, un homme seul traverse la place Taksim à Istanbul et s’arrête, face au centre culturel Ataturk. Les mains dans les poches, il se tient debout là, immobile. Peu à peu d’autres personnes l’ont rejoint dans cette protestation silencieuse. À minuit des centaines de personnes l’ont imité. Erdem Gunduz, le chorégraphe auteur de cette action pacifique, s’est tenu huit heures ainsi, avant que la police ne disperse tout le monde.

Le « mème » de cet « homme debout » démarré dans l’espace physique s’est diffusé rapidement dans l’espace numérique à l’aide de hashtag bilingue #standingman et #duranadam (qui signifie homme debout en turc.) Il fit de nombreux émules qui ont commencé leur propre manifestation silencieuse, se tenant debout en solidarité avec cet homme, dans d’autres parties de la Turquie et dans le monde.

Manifestation holographique

Lorsque les manifestants ne sont plus autorisés à se rassembler sur la place publique, ils ont comme dernière possibilité de se faire représenter par leur double virtuel.

En Espagne, plus de 17000 hologrammes ont fait une marche devant le Congrès des députés à Madrid, le vendredi 10 avril 2015, pour dénoncer la nouvelle loi de sécurité intérieure, surnommée « loi bâillon » par ses opposants. Cette manifestation en réalité augmentée intitulée Hologramas por la libertad était une énième campagne organisée par No Somos Delito (nous ne sommes pas un crime) contre une série de lois sécuritaires adoptées en mars 2015 qui criminalisent différentes formes de manifestations comme les rassemblements devant le parlement.

Dans ces conditions qui empêchent la présence en groupe des corps réels dans la rue, les apparitions fantomatiques virtuelles font office à la fois de protestation et sont une manière ironique de rappeler que ces manifestations ne peuvent pas avoir lieu. « Malgré les entraves imposées par le gouvernement, ils ne feront pas taire nos voix, même si nous devons nous transformer en hologrammes, nous continuerons de protester ».


Hologramas por la Libertad de No somos delito (2015)